Un acte de transmission
« Pour moi, le sacré, c’est la transmission » nous avait dit Frédéric Ronsse, de la librairie Flagey, quelques jours plus tôt. « Ce que l’humanité a consacré, ce sont des artefact, des concepts qui nous ont permis de transmettre des savoirs, des connaissances. Les artistes, eux, ils ont ce rôle un peu chamanique de transmettre des valeurs de génération en génération. Avec Le Seau, on est en plein là-dedans. L’édition originale, je la découvre par l’entremise de son éditrice flamande, Ann Jossart. D’emblée, je suis frappé par la qualité graphique. Il y a deux ans, je montre le livre à Jean-David Morvan et Dominique Bertail que je reçois pour la sortie du premier tome de Madeleine, résistante, chez Dupuis. Tout de suite ils me disent : ça, il faut le montrer à Thomas Ragon. »
Quelques jours plus tard, sur la scène du Marni, Thomas Ragon, Directeur éditorial au Seuil, confirme : « Le chemin qu’a pris ce livre pour arriver aux éditions du Seuil, à Paris, c’est une évidence. Frédéric, que je connais depuis 25 ans, ne m’a pas souvent envoyé des livres, mais c’est celui-là qu’il m’a envoyé. Si Dominique Bertail et Jean-David Morvan ont pensé à moi, c’est parce qu’on se connaît depuis trente ans. On crée entre nous des liens, des vibrations, des connections qui relèvent de l’humanité, et un petit peu, aussi, de la magie. »
Comme pour Frédéric, ce qui touche en premier l’éditeur parisien, c’est la force graphique de Koenraad Tinel. « Parce que je ne parle pas le flamand, mon choc est d’abord visuel. Un jour, je reçois quelques photos de Dominique et Jean-David sur mon téléphone portable : elles sont petites, je ne sais pas de quoi ça parle, Dominique me dit que ça se passe pendant la guerre, que ça a l’air incroyable. Tout de suite je suis plus qu’intrigué, je suis frappé. Quand je découvre le livre quelques jours plus tard, il y a une évidence : même sans les mots, même sans avoir accès au sens, la sincérité, l’honnêteté, la force du propos sont évidentes. Après, il y a Koenraad Tinel et ce qu’il raconte. Et si son histoire concerne directement l’Histoire de la Belgique, je n’ai aucun doute sur son universalité. Des guerres, malheureusement, il y en a partout. Partout, il y a des perdants. Partout, des enfants sont victimes de ce que les adultes leur infligent. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui ont la force de le raconter. Et moins nombreux encore sont ceux qui ont le talent artistique, plastique et visuel d’en faire un livre qui dépasse le « simple » témoignage – et je mets toutes les guillemets nécessaires à ce mot. Dans le domaine des arts visuels, le seul équivalent qui me vienne à l’esprit, c’est Maus d’Art Spiegelman, mais avec un talent graphique différent. »
« Quand les Allemands ont envahi la Belgique, mon père était au septième ciel. »
Sur la scène du Marni, ce soir-là, Koenraad Tinel, 90 ans, est debout, droit, incroyablement vivant, pour lire quelques passages de son livre avec, derrière lui, les images qui défilent. Il raconte. Les sympathies nazies de ses parents (« Quand les Allemands ont envahi la Belgique, mon père était au septième ciel. »), ses frères engagés chez les SS (l’un des deux sera gardien dans le camp de Breendonck et à la caserne Dossin, à Malines, d’où partaient les trains pour Auschwitz-Birkenau) et puis, lorsque les Américains débarquent en Normandie, la fuite vers l’Allemagne. Les dessins sont âpres, sombres. Les textes, brefs, denses, racontent, avec une précision factuelle, les souvenirs de cet enfant d’une dizaine d’années qui traverse l’Europe en guerre : les trains, les bombardements, les abris dans lesquels on se réfugie, les villes en ruine, ce parachutiste qui tombe du ciel, en feu, et puis la mort, la peur, la faim, les nuits à dormir dans la rue.
Mais Koeraad raconte aussi des moments de grande douceur, presque poétiques, alors qu’il passe six mois avec sa famille dans un village allemand : la découverte de la glisse sur la neige, le retour des cigognes à la fin de l’hiver, la gentillesse du cordonnier, le brame du cerf en automne, un premier émoi érotique, l’arrivée des soldats russes, la grâce des cavaliers, la beauté de leur chant. « Je suis issu d’une famille bourgeoise de la ville de Gand » dira Koenraad Tinnel un peu plus tard, répondant aux questions de Béatrice Delvaux, rédactrice en chef du Soir. « Alors moi, je rêvais de campagne. Tout à coup, dans ce village allemand, on m’envoie chez le fermier. Je porte des bottes de soldats avec des trous, je travaille dans la merde et le fumier, je nettoie les porcheries. Je suis heureux. Comme je dessine déjà beaucoup, ma mère, qui avait un côté très commerçant, me dit : va dessiner les fermes et propose ton dessin aux fermiers en échange d’un pain. J’ai gagné pas mal de pains comme ça. » Mais lorsque le père de Koenraad comprend que les Russes s’apprêtent à les envoyer en Sibérie, il est temps de refaire le voyage vers l’Ouest afin de passer en zone américaine et rentrer en Belgique. Alors l’horreur recommence.
De retour en Belgique, le père et les frères échappent de peu à l’exécution capitale. La famille est ruinée. Après ses études, Koenraad intègre l’école d’art de la Cambre à Bruxelles. Il y rencontre des étudiants du monde entier. S’engage dans une vie d’artiste. S’éloigne d’une famille qui ne reniera jamais ses sympathies nazies. Comment échappe-t-on à son déterminisme familial ? Quel chemin conduit cet enfant qui grandit au milieu des bustes d’Hitler sculptés par son père, jusqu’à la scène du Marni où il témoigne, infatigable, des violences de la guerre ? « Ma chance c’est d’avoir été enfant pendant cette période. Qu’est-ce que j’aurais fait si j’avais été plus âgé ? Est-ce que j’aurais été comme mes frères ? Je me le demande encore. (Silence.) Dans ma famille, ils étaient persuadés de ce qu’ils pensaient. Moi j’ai toujours douté. C’est tellement important de pouvoir douter, d’avoir le droit de douter, de ne pas être persuadé. »
Dessiner ses souvenirs
Il faudra bien longtemps avant que Koenraad ne revienne sur son passé. « À l’école, à la Cambre, personne ne parlait d’Auschwitz. On ne voulait pas savoir. Plus tard, j’ai commencé à lire sur cette époque, je voulais m’informer. Ça m’a ouvert l’esprit. » Parfois, à ses amis, il révèle des bouts de son enfance. « On me disait : tu devrais écrire. Quand je disais que je ne savais pas écrire, on me disait : alors, dessine. Alors j’ai commencé à dessiner mes souvenirs. Très vite j’ai eu des centaines de dessins. Ces dessins, je les ai posés sur le sol, dans mon grenier, par ordre chronologique. Je me promenais, je les regardais, je me disais, là je peux encore raconter ça, là il manque ça. Finalement, pour Le Seau, j’en ai choisi trois cents. »
Ce qui frappe, dans ces dessins, c’est leur côté viscéral, comme jailli d’un artiste en état de transe. « L’encre c’est mon matériau. Je ne peux pas faire une mise en place au crayon – ici je vais dessiner un bonhomme et là un petit moulin, non. Pour moi, dessiner, c’est directement avec de l’encre, de l’eau sale, des pinceaux, des bâtons, n’importe quoi du moment que je peux dire ce que j’ai à dire. Je suis debout, tchac, le plafond est aspergé d’encre – et mon plafond est à quatre mètres de hauteur ! Et tout de suite, je sais si ça y est ou si ça n’y est pas. Quand je dessine le plus jeune de mes frères, avec son képi et une croix devant sa gueule, je sais pourquoi je le fais. Le dessin dit parfois plus que les paroles. » Les textes, eux, viendront après, comme de courtes légendes qui créent le lien, organisent le récit, complètent l’image, entrent parfois en tension.
Un hommage à Betty Galinsky
La soirée au Marni sera marquée par deux moments particulièrement marquants. Le premier, c’est lorsque Koenraad s’installe au piano pour jouer le menuet de Bach dont la partition ouvre Le Seau. Ce menuet, il le joue en hommage à Betty Galinsky, une Juive née à Kiev au tournant du siècle qui fuit la Russie au moment de la révolution. Amie d’enfance de sa mère, elle enseigne le piano au jeune Koenraad avant de disparaitre au début de la guerre – Koenraad mettra du temps à en comprendre la raison. « Mes parents savaient très bien qu’elle était juive. Ils n’ont pas bougé un doigt pour la cacher, pour l’aider à échapper à cette folie. Ça me dépasse. Mon père était un volontaire de la guerre de 1914. Je ne sais pas ce qui lui a pris de devenir nazi, anti-belge. Il venait d’une famille de la petite bourgeoisie. Son père était organiste, directeur d’école. Ces gens-là vivaient bien. Je n’ai jamais compris. Plus tard, quand je posais des questions à mon père, il me disait : tais-toi, tu ne comprends rien à tout ça, tu es beaucoup trop jeune. » Alors, pendant longtemps, Koenraad s’est tu. L’émotion n’en est que plus vive à chaque fois qu’il joue le menuet que lui a appris Betty Galinsky quelques quatre-vingts années plus tôt. Le livre lui est dédié.
Et Simon Gronowski, le « frère »
Le deuxième moment marquant, on le doit à la présence de Simon Gronowski dont l’histoire est bien connue de nombreux collégiens en Belgique. Déporté vers Auschwitz avec sa mère et sa sœur le 19 avril 1943, il saute du convoi, poussé par sa mère, et survit à la guerre. Infatigable témoin, auteur d’un récit poignant publié aux éditions Racine, il tenait à être présent pour accompagner celui qu’il appelle son frère – comme s’il était question, pour l’un et pour l’autre, de se recréer une famille. « Un jour, l’Union des progressistes juifs de Belgique m’a demandé de venir raconter mon histoire » explique encore Koenraad. « Au milieu de tous ces jeunes qui m’écoutaient, alors que je finissais mon petit Bach en l’honneur de ma professeure de piano, un vieux monsieur m’a rejoint pour jouer un air de jazz. C’était Simon Gronowski. Je lui ai dit : monsieur, quand j’ai lu votre histoire, j’ai pleuré. Il m’a répondu : les enfants des nazis ne sont pas coupables. » Koenraad Tinel découvrira que c’est l’un de ses frères qui a probablement poussé Simon, sa mère et sa sœur dans le fameux convoi – un voyage dont la mère et la sœur ne reviendront jamais. « Un jour, le plus jeune de mes deux frères, à plus de 80 ans, voyant la mort approcher, a commencé à avoir peur – il était très calotin. [1] Comme il avait entendu parler de mon amitié avec Simon, il a demandé à le voir. Simon l’a pris dans ses bras et lui a pardonné. »
Voir Simon et Koenraad se taper sur l’épaule avec facétie sera, pour tous ceux qui étaient dans la salle du Marni ce soir-là, une source de force et d’espoir dans une époque qui n’en finit pas d’inquiéter – la veille, l’extrême droite était annoncée en tête des élections en Autriche. « Je suis terriblement triste à cause de ça dit Koenraad. Je ne peux pas croire que l’extrême droite revienne. J’ai très peur. C’est important que mon livre soit traduit en français. Le dessin, la sculpture, au début, c’était un hobby. Aujourd’hui, c’est un devoir. J’ai quelque chose à dire. Tous les jours je dois être dans mon atelier à sculpter ou à dessiner. »
Quand il le rejoint sur scène, avant de se mettre à son tour au piano pour jouer une variation jazzy du fameux Imagine de John Lennon et de The Preacher, du grand Art Blakey, Simon Gronowski dira ces quelques mots, en guise de conclusion : « Je garde l’espoir. Je crois en l’avenir. J’ai confiance malgré tout. »
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